CHAPITRE 21

 

Je me suis réveillé à moitié dans le brouillard. À cause des radiations, ou des produits que j’avais pris pour retarder leurs effets. Une lumière grise filtrait par la fenêtre de la chambre, et un rêve qui tente de s’enfuir, à moitié aperçu…

Vois-tu, loup Impacteur ? Vois-tu ?

Sémétaire ?

Je l’ai perdu au son d’un brossage de dents énergique dans l’alcôve qui servait de salle de bains. En tournant la tête, j’ai vu Schneider se sécher les cheveux d’une main tandis que l’autre pressait une brosse électrique contre ses gencives.

— Chalut, a-t-il dit avec des bulles.

— Salut. (Je me suis redressé.) Quelle heure est-il ?

— Chinq heures et des pouchières. (Il a haussé les épaules comme pour s’excuser et s’est retourné pour cracher dans le lavabo.) Je préférerais dormir, mais Jiang est dehors à sauter partout en pleine frénésie d’arts martiaux, et j’ai le sommeil léger.

J’ai dressé l’oreille. Derrière le rabat de toile synthétique, le neurachem m’a permis d’entendre un souffle lourd, des vêtements lâches qui claquent à plusieurs reprises.

— Putain de malade, ai-je grogné.

— Eh, il est en bonne compagnie, sur cette plage. Je croyais que ça faisait partie des critères. La moitié des gens que tu as recrutés sont des malades.

— Ouais, mais apparemment, Jiang est le seul insomniaque.

Je me suis relevé, fronçant les sourcils en sentant le temps qu’il fallait à l’enveloppe de combat pour se mettre en branle. C’était peut-être contre ça que Jiang se battait. L’endommagement d’une enveloppe n’est jamais un moment facile, même quand il se manifeste doucement. Rappel de mortalité éventuelle. Même avec les petits problèmes de l’âge, le message est clair comme de l’eau de roche. Temps imparti limité. Bip. Bip.

Coup-clac !

— Kyaiiii !

— Bon, d’accord. (Je me suis frotté les yeux avec le pouce et l’index.) Je suis debout. Tu as fini avec la brosse ?

Schneider m’a tendu la brosse à dents. J’ai pris une nouvelle tête au distributeur, allumé l’appareil et me suis glissé dans l’alcôve.

Hello, le soleil brille.

Le temps que je sorte dans l’espace commun du préfa, habillé et relativement lucide, Jiang s’était un peu calmé. Il se tenait campé sur place, ondulant d’un côté et de l’autre, et tissant autour de lui un motif lent de configurations défensives. La table et les chaises avaient été écartées pour faire de la place, et la porte d’entrée était fixée en position ouverte. La lumière inondait l’intérieur, bleutée par le sable.

J’ai sorti du distributeur une canette de cola amphétaminé militaire, tiré la languette et bu tout en le regardant.

— Vous voulez me dire quelque chose ? a demandé Jiang, tournant la tête dans ma direction après une ample parade du bras droit.

Dans la nuit, il avait rasé les épais cheveux de son enveloppe maorie, ne laissant qu’une brosse de deux centimètres. Le visage ainsi dévoilé était épais et dur.

— Vous faites ça tous les matins ?

— Oui.

La syllabe était tendue. Blocage, contre-attaque, parties et sternum. Il était très rapide quand il le voulait.

— Impressionnant.

— Nécessaire.

Un autre coup fatal, sans doute à la tempe, et porté au milieu d’une combinaison de blocages qui annonçaient la retraite. Très beau.

— Chaque compétence doit être travaillée. Chaque acte, répété. Une lame n’est une lame que quand elle coupe.

— Hayashi, ai-je apprécié en hochant la tête.

Les mouvements ont ralenti d’un iota.

— Vous l’avez lu ?

— Je l’ai rencontré, une fois.

Jiang s’est arrêté pour me regarder, suspicieux.

— Vous avez rencontré Toru Hayashi ?

— Je suis plus vieux que j’en ai l’air. On nous avait déployés ensemble sur Adoracion.

— Vous êtes Diplo ?

— J’étais.

Il a paru hésiter sur la suite de la conversation. Je me suis demandé s’il me croyait. Puis il a ramené ses bras devant sa poitrine, le poing droit dans la paume gauche. Il s’est légèrement incliné.

— Takeshi-san, si je vous ai offensé hier en parlant de la peur, je vous présente mes excuses. Je suis un idiot.

— Pas de problème. Ça ne m’a pas gêné. Nous gérons tous la peur d’une façon différente. Vous comptez prendre un petit déjeuner ?

Il a désigné la table qu’il avait écartée, le long du mur. Il y avait des fruits frais empilés dans un bol peu profond, et ce qui ressemblait à du pain complet.

— Je peux me joindre à vous ?

— J’en serais… honoré.

Nous étions encore en train de manger quand Schneider est revenu de ce qu’il faisait depuis vingt minutes.

— Réunion dans le préfa principal, a-t-il dit par-dessus son épaule, retournant dans la chambre.

Il est ressorti une minute plus tard.

— Un quart d’heure. D’après Sutjiadi, il faudrait que tout le monde soit là.

Et il est reparti.

Jiang était presque sur ses pieds quand j’ai tendu la main pour lui faire signe de se rasseoir.

— Du calme. Il a dit un quart d’heure.

— J’aimerais me doucher et me changer, a dit Jiang, un peu raide.

— Je lui dirai que tu arrives. Finis ton petit déjeuner, bon sang. Dans quelques jours, tu seras malade à l’idée d’avaler de la nourriture. Profite du goût tant que tu peux.

Il s’est rassis avec une expression étrange.

— Takeshi-san, puis-je vous poser une question ?

— Pourquoi je ne suis plus chez les Diplos ? (J’ai lu la confirmation dans ses yeux.) Disons que c’était une révélation éthique. J’étais à Innenin.

— J’en ai lu un témoignage.

— Toujours Hayashi ? (Il a hoché la tête.) Oui. Son récit est assez bon, mais il n’y était pas. C’est pour ça que tout paraît si ambigu, chez lui. Il ne se sentait pas le droit de juger. J’y étais, et je suis tout à fait bien placé pour juger. Ils nous ont niqués. Personne ne sait si c’était volontaire ou pas, mais crois-moi, ça n’a aucune importance. Mes amis sont morts – je te parle de Vraie Mort – pour rien. Voilà ce qui compte.

— Pourtant, en tant que soldat, vous devez…

— Jiang, je ne veux pas te décevoir, mais j’essaie de ne plus me considérer comme un soldat. Histoire d’évoluer.

— Alors comment vous considérez-vous ? (Sa voix était restée polie, mais son attitude s’était faite plus tendue ; il ne mangeait plus.) Comment avez-vous évolué ?

J’ai haussé les épaules.

— Difficile à dire. Quelque chose de meilleur, en tout cas. Un tueur à gages ?

Ses yeux ont lancé des éclairs. J’ai soupiré.

— Désolé si cela te vexe, Jiang, mais c’est la vérité. Comme la plupart des soldats, tu ne veux sans doute pas l’entendre. Quand on met un uniforme, on abandonne en fait le droit de prendre une décision indépendante sur l’univers et la relation qu’on a avec lui.

— C’est du quellisme.

Il a presque reculé de la table en prononçant le mot.

— Peut-être. Ça n’en est pas moins vrai.

Je ne savais pas trop pourquoi je parlais de tout ça. Peut-être à cause de son calme de ninja, de la façon dont je crevais d’envie de le faire voler en éclats. À moins que ce soit d’avoir été réveillé tôt par sa danse de mort si contrôlée.

— Jiang, que feras-tu si tes officiers t’ordonnent de larguer des bombes plasma sur un hôpital plein d’enfants ?

— Il est des actions…

— Non ! (La force de ma voix m’a surpris.) Les soldats ne font pas ce genre de choix. Regarde par la fenêtre, Jiang. Dans le truc noir que tu vois voleter par ici, il y a une fine couche de graisse qui était humaine, avant. Des hommes, des femmes, des enfants, tous vaporisés par un soldat qui avait des ordres d’un officier supérieur. Parce qu’ils gênaient.

— C’était une action kempiste.

— Oh, je t’en prie

— Je n’exécuterais pas un…

— Alors tu n’es plus un soldat, Jiang. Les soldats suivent les ordres, quels qu’ils soient. Dès que tu refuses un ordre, tu n’es plus un soldat. Tu es un tueur à gages qui tente de renégocier son contrat.

Il s’est levé.

— Je vais me changer, a-t-il dit froidement. Veuillez présenter mes excuses au capitaine Sutjiadi pour mon retard.

— Bien sûr. (J’ai prix un kiwi sur la table et j’ai mordu dans la peau.) À tout à l’heure.

Je l’ai regardé partir dans l’autre chambre, puis me suis levé de table pour enfin sortir au grand jour. L’amertume duveteuse de la peau du kiwi emplissait encore ma bouche.

Dehors, le camp prenait vie, peu à peu. En chemin vers le préfa de réunion, j’ai aperçu Ameli Vongsavath accroupie sous l’un des pieds de la Nagini tandis qu’Yvette Cruickshank l’aidait à écarter une partie du système hydraulique pour inspection. Wardani dormait dans son labo, et les trois autres filles partageaient un préfa, par accident ou par volonté. Aucun des hommes de l’équipe ne s’était porté candidat au quatrième lit.

Cruickshank me fit signe en m’apercevant.

— Vous avez bien dormi ? ai-je crié.

— Comme une morte ! a-t-elle répondu en souriant.

Hand attendait à la porte du préfa de réunion, rasé de près, treillis caméléochrome immaculé. Il y avait un léger parfum d’épices dans l’air, qui provenait peut-être de ses cheveux. Il ressemblait tellement à une publicité pour une école d’officiers que j’aurais aussi bien pu lui dire bonjour que lui tirer dans la tête avec plaisir.

— Bonjour.

— Bonjour, lieutenant. Bien dormi ?

— Pas assez, surtout.

À l’intérieur, les trois quarts de la place étaient consacrés à la salle de réunion, et le reste réservé à l’usage de Hand. Dans l’espace de réunion, une dizaine de chaises équipées de tablettes mémoire avaient été disposées en un cercle approximatif, et Sutjiadi préparait sur le projecteur de cartes une image de la plage et des environs, de la taille d’une table environ. Il y ajoutait des légendes et prenait des notes sur la tablette de sa chaise. Il a levé les yeux à mon entrée.

— Kovacs, très bien. Si vous n’avez pas d’objections, je vais vous envoyer en patrouille moto avec Sun, ce matin.

— Super, une balade, ai-je répondu en bâillant.

— Ce n’est pas tout à fait le but de la manœuvre. Je veux disposer un deuxième périmètre de surveillance, à quelques kilomètres. Ça nous donnera un meilleur temps de réaction. Et pendant que Sun sera là-bas, elle sera sans défense. Donc, vous prenez la tourelle. Je vais demander à Hansen et Cruickshank de commencer par le nord, et de revenir vers les terres. Avec Sun, vous irez au sud. Vous ne serez pas trop à l’ouest ? a-t-il ajouté avec un petit sourire.

J’ai hoché la tête.

— De l’humour ? ai-je relevé en tirant une chaise pour m’y laisser tomber. Vous devriez faire attention, Sutjiadi. Ça devient vite une habitude.

 

Sur les versants face à la mer de Dangrek, la dévastation de Sauberville était encore plus visible. La boule de feu avait creusé une cavité dans l’extrémité incurvée de la péninsule, et changé toute la forme de la côte. Autour du cratère, la fumée montait toujours vers le ciel, lentement, lentement… Mais d’en haut, on voyait la myriade de petits feux qui alimentaient le tout, un rouge sombre comme les marqueurs utilisés pour indiquer les points d’attaque potentiels sur une carte politique.

Des immeubles, de la ville elle-même, il ne restait rien.

— Il faut reconnaître, ai-je dit surtout pour le vent qui venait de la mer, que Kemp ne s’embarrasse pas d’une prise de décision collégiale. Avec lui, il n’y a pas de vision d’ensemble. Dès qu’il a l’air de perdre, boum ! Il invoque le feu céleste.

— Pardon ? (Sun Liping était encore captivée par les entrailles du système-sentinelle que nous venions de poser.) Vous me parlez ?

— Pas vraiment.

— Alors vous parliez tout seul ? (Ses sourcils se sont froncés sur son travail.) C’est mauvais signe, Kovacs.

J’ai grogné, et un peu bougé dans la selle de l’artilleur. La moto grav était béquillée un peu de travers sur l’herbe sauvage, les Sunjet légèrement baissés pour maintenir un niveau égal sur l’horizon à l’intérieur des terres.

— Bon, c’est fait.

Sun a refermé la trappe d’inspection et s’est redressée, regardant la tourelle osciller, se rétablir comme saoule, et se tourner vers les montagnes. Elle s’est stabilisée quand la batterie ultravib a émergé de la carapace supérieure, comme si elle se rappelait tout à coup son but dans la vie. Le système hydraulique l’a calée en position accroupie, cachant le gros de son corps à toute personne qui arriverait par ce côté-ci. Un senseur s’est déplié sous le canon. Toute la machine ressemblait terriblement à une grenouille affamée et tapie pour goûter l’air d’une patte avant particulièrement squelettique.

J’ai enclenché le micro de contact avec le menton.

— Cruickshank, ici Kovacs. Vous m’écoutez ?

— Vous ne voulez pas que je vous fasse autre chose ? a-t-elle rétorqué, laconique. Vous en êtes où, Kovacs ?

— On a planté le numéro six. On passe au site cinq. On devrait bientôt vous avoir en visuel. Pensez bien à garder vos signaux lisibles.

— Relax, OK ? C’est comme ça que je gagne ma vie.

— Ça ne vous a pas aidé à la garder la dernière fois, hein ?

Je l’ai entendue grogner.

— Chapeau bas, mec. Chapeau bas. Et toi, combien de fois t’es mort, Kovacs ?

— Quelques-unes, ai-je admis.

— Alors ta gueule, a-t-elle conclu avec une dérision évidente.

— Je te vois tout à l’heure, Cruickshank.

— Sauf si je te mets en joue d’abord. Terminé.

Sun est remontée sur la moto.

— Elle vous aime bien, a-t-elle dit par-dessus son épaule. Juste pour info, Ameli et moi avons passé presque toute la nuit à écouter ce qu’elle vous ferait dans une capsule de secours verrouillée.

— C’est bon à savoir. Et elle ne vous a pas fait jurer le secret ?

Sun a allumé les moteurs, et le bouclier antivent nous a enveloppés.

— À mon avis, elle comptait sur l’une de nous deux pour vous en parler le plus tôt possible. Sa famille vient des Limon Highlands sur Latimer. Et d’après ce qu’on m’a dit, les filles des Limon n’y vont pas par quatre chemins quand elles veulent se faire enficher. Ce sont ses termes, je tiens à le préciser.

J’ai souri.

— Bien sûr, il va falloir qu’elle se dépêche, a continué Sun en s’occupant des contrôles. Dans quelques jours, aucun de nous n’aura plus la moindre libido.

J’ai perdu mon sourire.

Nous avons décollé et nous nous sommes laissé flotter le long de la crête, côté mer. La moto grav était confortable, malgré le lest qu’on avait emporté, et avec l’écran antivent, la conversation était facile.

— Vous pensez que l’archéologue peut vraiment ouvrir la porte, comme elle le prétend ?

— Si quelqu’un le peut, c’est elle.

— Si quelqu’un le peut, a-t-elle répété, pensive.

J’ai songé aux réparations psychodynamiques que j’avais opérées sur Wardani, le paysage intérieur meurtri que j’avais dû mettre à nu, le pelant comme un pansement sali, collé à la chair. Et là, au centre, le noyau dur qui lui avait permis de survivre à toutes les blessures.

Elle avait pleuré à l’ouverture, mais pleuré les yeux ouverts, comme quelqu’un qui lutte contre la fatigue, clignant des yeux pour chasser les larmes, les poings crispés à ses côtés, les dents serrées. Je l’ai réveillée, mais c’est elle qui s’était ramenée.

— Rectification. Elle en est capable. Aucun doute.

— Vous faites preuve d’une foi remarquable. (La voix de Sun ne trahissait aucune critique.) Étrange, chez un homme qui travaille si dur à s’enterrer sous le poids de l’incrédulité.

— Ce n’est pas de la foi, ai-je dit rapidement. C’est du savoir. La nuance est de taille.

— Et pourtant, j’ai cru comprendre que le conditionnement diplo fournissait des intuitions qui convertissent aisément l’une en l’autre.

— Qui vous a dit que j’avais été diplo ?

— C’est vous. (Cette fois, j’ai cru détecter un sourire dans la voix de Sun.) Enfin, vous l’avez dit à Deprez, et j’écoutais.

— Très fin de votre part.

— Merci. Mes renseignements sont exacts ?

— Pas vraiment, non. Où avez-vous entendu dire ça ?

— Ma famille vient de Hun. Là-bas, nous avons un nom chinois pour les Diplos. (Elle a lâché une courte séquence de syllabes chantantes.) Ça veut dire « Celui qui transforme la Croyance en Fait ».

J’ai grogné. J’avais entendu le même genre de truc sur New Beijing quelques dizaines d’années plus tôt. La plupart des cultures coloniales ont bâti des mythes sur les Diplos à un moment ou un autre.

— Ça n’a pas l’air de vous impressionner.

— Eh bien, c’est une mauvaise traduction. Les Diplos ont juste un système pour améliorer leur intuition. Vous savez. Vous voulez sortir, il fait beau mais vous prenez quand même votre blouson, sur un coup de tête. Un peu plus tard, il pleut. Pourquoi ?

— La chance ? a-t-elle fait en regardant par-dessus son épaule, un sourcil relevé.

— Ça peut être ça. Mais il y a plus de chances pour que ça vienne des systèmes, dans votre corps et votre esprit, qui mesurent votre environnement sans que vous en ayez conscience, et parviennent de temps en temps à faire remonter l’info jusqu’au programme du surmoi. L’entraînement de Diplo se sert de ça et le raffine, pour que votre surmoi et votre inconscient s’entendent un peu mieux. Rien à voir avec la croyance, c’est juste une… Une impression sous-jacente. On fait le rapprochement, et de là on peut assembler un modèle grossier de la vérité. Par la suite, on peut revenir en arrière et remplir les trous. Les détectives les plus doués font ça depuis des siècles sans aucune aide. C’est juste une version boostée.

Soudain, j’en avais marre des mots qui me sortaient de la bouche. Les termes ronflants des spécifications humaines derrière lesquelles on pouvait se protéger pour oublier le métier qu’on fait.

— Mais dites-moi, Sun. Comment vous êtes-vous retrouvée ici, en venant de Hun ?

— Ce sont mes parents qui sont de là-bas. Ils étaient analystes en biosystèmes, free-lances. Ils se sont fait injecter ici quand les coopératives de Hun ont acheté la colonisation de Sanction IV. Leurs personnalités, je veux dire. Directement dans des clones fabriqués sur mesure à partir de souches chinoises sur Latimer. Tout cela était dans le contrat.

— Ils sont encore ici ?

Elle a voûté les épaules.

— Non. Ils sont partis à la retraite sur Latimer il y a plusieurs années. Le contrat de colonisation payait très bien.

— Vous n’avez pas voulu partir avec eux ?

— Je suis née sur Sanction IV. C’est chez moi, ici. (Sun a reporté son attention sur moi.) J’imagine que vous avez du mal à comprendre ce genre de choses.

— Pas vraiment. J’ai vu de pires endroits où se sentir chez soi.

— Vraiment ?

— Bien sûr. Sharya, par exemple. À droite ! Tournez à droite !

La moto a plongé et basculé sur le côté. Magistrale réaction de Sun dans sa nouvelle enveloppe. J’ai bougé sur ma selle, parcourant le paysage des yeux. Mes mains se sont posées sur les poignées des Sunjet montés et les ont amenés en position manuelle. En mouvement, ils ne servaient pas à grand-chose en tant qu’armes automatiques s’ils n’avaient pas une programmation très fine. Et faute de temps…

— Il y a quelque chose qui se déplace par là-bas. (J’ai enclenché le micro.) Cruickshank, on a du mouvement par ici. Vous voulez vous joindre à nous ?

— On arrive. Gardez vos signaux.

— Vous le voyez ? a demandé Sun.

— Si je le voyais, j’aurais tiré. Et le radar ?

— Rien pour l’instant.

— Oh, super.

— Je crois…

Nous avons passé la crête d’une colline, et la voix de Sun lui est revenue, jurant apparemment en mandarin. Elle a fait un demi-tour sur place, montant à un mètre de plus au-dessus du sol. En regardant par-dessus son épaule, j’ai aperçu ce que je cherchais.

— Qu’est-ce que c’est que cette merde ? ai-je murmuré.

À une autre échelle, j’aurais pu me dire que j’avais sous les yeux un nid récent de vers de bio-ingénierie utilisés pour nettoyer les blessures. La masse grise qui se tordait sur l’herbe, en dessous de nous, avait la même consistance grise humide et le même mouvement autoréférentiel. Comme un million de paires de mains microscopiques qui se laveraient entre elles. Mais il y aurait eu assez de vers pour toutes les blessures infligées sur Sanction IV au cours du mois précédent. Nous avions devant nous une sphère d’activités de plus d’un mètre de diamètre, roulant doucement sur la colline comme un ballon de gaz. Là où l’ombre de la moto l’a touchée, des bosses se sont formées sur la surface et ont monté, éclatant comme des ampoules avec un petit plop, et retombant dans la substance du corps.

— Regardez, a dit Sun. Ça nous aime.

— Mais qu’est-ce que c’est que cette merde ?

— Je ne savais déjà pas la première fois.

Elle a fait remonter la pente à la moto, et nous a posés. J’ai abaissé les fûts de décharge des Sunjet pour me concentrer sur notre nouvel ami.

— Vous pensez qu’on est assez loin ?

— Ne vous inquiétez pas, ai-je dit d’un air sombre. Si ça n’a qu’un frisson dans notre direction, je l’éparpille par principe. Quoi que ce soit.

— Ça me paraît assez primaire.

— Je sais, je fréquente trop Sutjiadi.

La chose paraissait calmée à présent que notre ombre ne touchait plus sa surface. La reptation interne continuait, mais il n’y avait aucun signe de mouvement latéral dans notre direction. Je me suis appuyé sur l’axe du Sunjet, me demandant rapidement si nous n’étions pas revenus dans le construct de Mandrake, face à une autre dysfonction de probabilité, comme le nuage gris qui avait masqué le sort de Sauberville.

Un bourdonnement bas m’est parvenu aux oreilles.

— Voilà le reste de l’équipe.

J’ai regardé la crête au nord, repéré l’autre moto et fait un gros plan neurachem. Les cheveux de Cruickshank flottaient au vent depuis son perchoir de mitrailleuse. Ils avaient réduit l’antivent à un cône de pilote pour gagner en vitesse. Hansen pilotait penché en avant, concentré. J’ai été surpris du soulagement et de la douce chaleur ressentis en les voyant arriver.

Gènes de loup, ai-je remarqué, irrité. On ne se refait pas.

Bon vieux Carrera, il n’en rate jamais une, le vieux salaud.

— On devrait envoyer ça à Hand, a dit Sun. Les archives du Cartel sauront peut-être de quoi il s’agit.

La voix de Carrera m’a traversé l’esprit.

Le Cartel a déployé…

J’ai reporté mon regard sur la masse grise ondulante.

Putain.

Hansen a arrêté sa moto à côté de la nôtre, sans lâcher les poignées. Il a froncé les sourcils.

— Qu’est-ce…

— On ne sait pas ce que c’est, a coupé Sun.

— Oh, que si !, ai-je protesté.

Anges Déchus
titlepage.xhtml
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_000.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_001.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_002.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_003.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_004.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_005.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_006.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_007.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_008.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_009.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_010.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_011.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_012.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_013.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_014.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_015.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_016.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_017.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_018.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_019.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_020.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_021.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_022.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_023.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_024.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_025.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_026.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_027.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_028.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_029.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_030.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_031.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_032.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_033.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_034.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_035.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_036.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_037.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_038.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_039.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_040.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_041.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_042.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_043.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_044.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_045.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_046.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_047.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_048.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_049.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_050.html
Morgan,Richard-[Takeshi Kovacs-2]Anges Dechus(2003)_split_051.html